Ce jour là, un jour où, comme tous les jours, je consulte, je me sens fatigué. Toute la journée, j’ai eu des cas assez difficiles. Le monsieur qui m’est adressé par sa compagne est, sa femme me l’a dit, un cas difficile. Difficile par son histoire personnelle, dure par ses implications familiales et affectives, compliqué parce que Bruno est un homme qui a connu la gloire et, aujourd’hui, depuis quelques temps déjà, ne connaît que l’enfer en plus de le faire vivre aux autres.
Il est 18H. Bruno arrive. Se présente. Immédiatement, sa souffrance me saute au visage. J’ai comme mal pour lui. Je suis crevé mais je vais m’accrocher et m’impliquer comme il se doit. Bruno semble apeuré comme s’il se demandait comment et pourquoi il est là. On dirait un type arrêté par la police pour un crime qu’il n’a pas commis et qui ne comprend pas ce que l’on lui veut mais entend bien ce dont on l’accuse.
Je commence par m’assurer qu’il est bien présent au cabinet de son plein gré. Ce qu’il me confirme. J’entreprends de lui expliquer ce qu’est la thérapie comportementale. Je mets un point d’honneur à toujours tout expliquer aux patients dès la 1ère consultation. Les puristes, les didacticiens, diraient que je pose le cadre. Durée des consultations, méthodologie, montant des honoraires, secret professionnel, etc. Bruno acquiesce. Il n’a aucune question à me poser. Je lui propose que nous commencions à voir, ensemble, quel est son problème.
De la gloire à l’abandon – De la réussite à la peur d’avoir peur
Bruno a beaucoup de problèmes. Sa compagne exprime un certain nombre de menaces en réponse aux comportements de son compagnon. Enceinte de 6 mois 1/2, elle essaye de l’aider comme elle peut mais n’envisage plus de supporter l’alcoolisme grandissant du père de son enfant. A ce moment là, je comprends que cet homme n’est présent que parce que sa compagne lui a demandé de consulter. Bruno est donc, au contraire de ce qu’il me disait tout à l’heure, ce que les comportementalistes – dont j’ai le plaisir d’être – appellent un patient désigné.
Je demande à mon patient en quoi le fait qu’il boive de l’alcool est un problème. Bruno répond indirectement à ma question en me parlant de sa gloire déchue.
Bruno est jeune. A peine 32 ans, il a longtemps été un sportif de haut niveau. Le sport qu’il pratiquait est très à la mode aujourd’hui. Avec une équipe franco américaine, des années durant, il a fait partie de ceux qui ont donné ses lettres de noblesse à cette activité sportive. Pour des questions d’anonymat, vous comprendrez que je ne peux préciser de quel sport il s’agit.
Trés vite, Bruno a connu la réussite, les podiums, les voyages, les groupies, les fêtes d’après compétitions, les grands hôtels, les interviews presse. Bruno était reconnu, recherché. J’irais jusqu’à dire adulé. Il roulait sur l’or. Son égo était plus que gonflé. Les sponsors se l’arrachaient. Il était demandé encore et encore. De façon très souterraine, Bruno a commencé à être moins performant. Il était souvent fatigué, se blessait, un peu au début, puis plus gravement ensuite. Bruno n’a pas fait le rapprochement entre les beuveries qui suivaient les compétitions, moments d’excès souvent accompagnés d’usage de cannabis ou de cocaïne. Bruno reconnaît qu’il a fait sa star, jusqu’au moment où les sponsors ont, les uns après les autres, commencé à le lâcher comme il le dit lui même. Contacté de moins en moins souvent pour des démonstrations ou des compétitions, un jour, le téléphone de Bruno a définitivement cessé de sonner.
Bruno s’est senti trahi, abandonné. Après avoir tant donné, rapporté tant de trophées, il n’y avait plus personne pour lui répondre au téléphone. Plus personne pour lui faire confiance. Bruno s’est retrouvé seul, ne sachant à qui se vouer. Ses propres potes, comme il les appelle, le contactaient de moins en moins. Bruno a bien essayé de renouer en organisant des fêtes comme au bon vieux temps mais ses invitations n’étaient pas suivies. De plus en plus isolé, Bruno a d’abord conçu du ressentiment puis de la colère et, enfin, de la honte et de la culpabilité.
Pour que ces douleurs soient moins difficiles à supporter, ce jeune homme a fait simple. Il s’est référé aux substances qu’il consommait – presque – sans limites du temps de sa gloire. Il s’est enfoncé doucement, mais surement, jusqu’au point qui le mène aujourd’hui à mon cabinet.
Bruno a essayé de s’adapter. A envisagé une formation en qualité de directeur marketing et de directeur de produits liés à son ancienne activité de sportif de haut niveau. Il n’a jamais terminé ces études et, quand il cherchait des stages, il était convaincu que son nom était entaché d’une aura très négative. Il était devenu un looser (dixit). Le temps a passé, son capital confiance, déjà fort émoussé, a décru à une vitesse vertigineuse jusqu’à disparaître. Aujourd’hui, Bruno a peur tout le temps, de tout et e tout le monde. Bruno a peur de la vie. Il a peur d’avoir peur. La vie de ce gaillard n’est empreinte que d’angoisses, que d’anxiété, que de comportements d’évitements, que de résistances au changement. A ce moment précis, la vie de Bruno se résume en deux mots: douleur indiscible!
Comment faire pour ne pas retrouver confiance
A ce stade, je demande à ce jeune homme (j’écris « jeune » parce que bien que je ne me pense pas comme un vieux machin, j’ai quand même 55 ans…), ce qu’il a agi pour essayer de trouver des solutions à son problème. Il m’explique qu’il vit de puis plusieurs années avec cette jeune femme qui m’a téléphoné pour prendre rendez-vous en son nom.
Sa compagne lui a demandé de changer, de faire quelque chose. Elle ne supporte plus son problème et encore moins ces conséquences socio affectives. Bruno se lève très tard, alcoolisé de la veille. Il ne gagne pas sa vie. Dépense de l’argent qu’il n’a pas. Se montre assez souvent agressif.
Quand je demande à Bruno ce qu’il ressent en en parlant, il pleure. Doucement. Ses larmes coulent le long de son visage. Puis il me dit:
- « J’ai peur. J’ai peur tout le temps. J’ai l’impression que, quoique que je fasse, je n’arriverais à rien. J’ai peur de ne pas y arriver et, en même temps, alors que je cherche les moyens de réussir, je ne vais que d’échec en échec. Je ne me sens bien que lorsque j’ai bu et, dans ces moments là, tout me semble possible ».
- OK, Bruno. Mais, de ces moments de déshinibition, que ressort-il? Arrivez vous à les capitaliser? Est-ce que cela vous aide à commencer à construire des projets de façon durable?
- A chaque jour qui passe – me répond t’il entre deux sanglots -, j’ai l’impression de tomber plus bas que la veille. Quand je suis dans la rue, j’ai l’impression d’être un clodo. Je m’habille n’importe comment et mon seul voeu quand je quitte la maison, c’est de filer me protéger au café. Je n’arrive plus à affronter la réalité. Quand je me réveille, je me sens tellement mal, tellement angoissé, si pétrifié par ma peur de cette journée qui s’annonce, que je n’ai qu’une seule obsession. Retrouver ma gloire. Ma compagne essaie de me retenir d’aller boire. Elle essaye de me protéger. Me pousse à chercher des solutions au travers de formations ou de recherches d’un job. Je n’y arrive pas. Cela augmente ma culpabilité, mon mal être. Je la fuis, elle, comme je fuis la vie ».
- Et au café, j’imagine qu’à chaque verre bu, vous avez l’impression de renaître à la vie?
- Oui. Je sais que je meure à moi même mais j’ai si peur que seul l’alcool me protège.
- De quoi avez vous peur?
- De ne pas y arriver.
- De ne pas arriver à quoi?
- A reprendre pied avec la vie. A être à la hauteur. A renouer, si ce n’est avec la gloire, au moins avec la reconnaissance
- Mais votre passé, Bruno, vous avez conscience que vous l’avez dans le dos?
Bruno se raidit. Je sens sa colère poindre. Je n’ai pas peur pour moi mais j’attends une réaction par rapport à ce que je viens de délibérément provoquer. Lentement, Bruno pose son regard sur moi. Il fixe ses yeux dans les miens puis m’annonce qu’il a une envie irrésistible de boire. Ce que je comprends.
- Est-ce que vous diriez qu’en ayant envie de boire, là maintenant, tout de suite, c’est parce que vous cherchez à fuir quelque chose qui vous dérange, qui vous pose problème.
- Bien sur.
- Vous voulez fuir quoi?
- Ma peur. J’ai tout le temps peur. Peur d’avoir peur. Peur de ma compagne. Peur d’échouer. Peur de ne pas me sortir de l’alcool. Peur de boire tout en ne faisant rien pour ne pas boire. Alors, je bois pour noyer ma peur, noyer mes angoisses.
- Mais, c’est terrible ce que vous vivez Bruno !
Bruno pleure de nouveau. Je laisse passer un certain temps puis lui demande ce que serait le tout premier et aussi le plus petit signe d’un début d’amélioration pour lui. Il ne sait pas me répondre.
- Retrouver confiance?
- Confiance en qui? Confiance en quoi?
- D’accord Bruno, mais que faites vous pour enclencher ce que vous souhaitez?
- Je bois. J pense à mon passé. Noie mes peurs et mes angoisses. Je reviens chez moi, n’y sers à rien, ne suis rien, me fait tacler par ma compagne enceinte. Quand je me réveille, l’angoisse me prend au réveil et je ne pense qu’à une chose. Je pense à ma gloire passée, et n’ai de cesse de me poser la question de savoir comment je pourrais me sortir de cet enfer.
Je l’interromps.
- Bruno, en disant cela, avez vous pour autant l’impression que vous êtes arrivé au bout? Acceptez-vous de vous dire, ne serait-ce que commencer à vous dire, que dans votre désir de contrôle, il y a bien longtemps que vous ne contrôlez plus rien!
Un ange habillé en noir traverse la cabinet. Bruno s’excuse, se lève et me répète qu’il va aller boire. Je lui dit que je suis désolé mais que, bien sûr, il est exclu pour moi de l’empêcher de se faire du mal. Bruno me demande combien il me doit puis sort des billets froissés du fin fond de ses poches. Il me les tends puis me dit qu’il en manque. Je ne dis rien. Lui souris. J’imagine la suite.
- J’ai bu avant de venir. Ma femme m’a donné le montant de votre consultation, j’en ai profité. Je peux en garder un peu pour aller boire?
Je ne dis toujours rien. Je lui souris, ne réponds pas à sa demande, ni positivement ni négativement. Il s’en va discrètement, tout en douleur contenue, chargé de son refus de changement, de son refus de lâcher prise. Bruno ne veut pas savoir comment retrouver confiance en lui. Il est dans le contrôle absolu, se berce pathologiquement dans l’illusion de contrôler sa vie avec un faux ami, son addiction.
Les conséquences du refus de lâcher prise
Nonobstant Bruno, le concept de lâcher prise est assez simple. Cependant, psychologiquement parlant, c’est très difficile à mettre en place surtout pour quelqu’un qui résiste, qui refuse d’accepter qu’il – ou elle – ne maitrise plus rien.
Lâcher prise, en ce qui concerne Bruno, c’est accepter que rien ne sert de vouloir contrôler l’incontrôlable. Sa vie lui a échappé et mieux vaut réfléchir à accompagner la chute pour la rendre moins violente, plutôt que de tenter de l’éviter puisqu’il est dedans, totalement prisonnier. Le déni de Bruno quant à son incapacité à rétablir la situation est la façon qu’il a d’essayer de contrôler ses angoisses. Or, comme je le dis souvent, c’est peine perdue puisque plus Bruno réagit de la sorte, plus il augmente et nourrit son angoisse.
Boire de l’alcool est sa façon d’éviter son problème et d’essayer de se convaincre qu’il contrôle. Or, quand la réalité revient, elle lui saute au visage avec une violence à l’identique de ce qu’il a dénié. J’ai bien conscience que Bruno va s’enfoncer inexorablement. Il veut se prouver à lui même, comme aux autres, qu’il peut. Il refuse d’accepter qu’il ne peut plus au contraire et que, pour apaiser ses angoisses, le meilleur moyen qu’il puisse s’offrir c’est d’accepter qu’il a perdu la maitrise. Encore faudrait-il qu’il fasse taire son orgueil ce qui l’aiderait sans doute à lâcher prise donc à être, progressivement, moins puis plus angoissé.
Je n’ai jamais revu Bruno. Il m’a téléphoné au printemps dernier, plus d’un an après notre premier et seul entretien. Il était en larmes. Son enfant était né. Sa femme lui avait demandé de partir puis, devant son refus et ses accès de violence, elle avait eu recours à la police. Bruno dormait sur un banc, en bas de chez lui. Il lui a été interdit d’importuner sa compagne au risque de passer par la case tribunal voire la case prison.
Encore une fois, Bruno me dit sa solitude, sa douleur, son sentiment d’abandon. Je lui propose de le faire hospitaliser. Il refuse. J’insiste, doucement, lui explique les avantages d’une mise en sécurité, de la nécessité de se re construire dans un environnement préservé. Il refuse encore. Je ressens beaucoup de peine à son endroit. Je sais ce que humainement ce jeune homme vaut. Je me sens triste.
Avant qu’il ne raccroche, je dis à Bruno que je suis là. Je lui répète cependant que tant qu’il ne voudra pas, ne serait-ce que commencer, à lâcher prise, il sera victime d’angoisses qu’il n’aura de cesse de noyer dans l’alcool. Je lui demande d’en prendre acte, ce qu’il fait.
- « Je sais, mais… j’ai si mal » me dit-il
- « Je me sens si seul »
Bruno réitère l’expression de son sentiment victimologique qui justifie son refus de lâcher prise.
Je pense souvent à lui, à la terreur que lui procurent ses angoisses. J’ai peur pour lui mais, à son propos comme à toutes celles et ceux qui, comme lui, refusent de lâcher prise, refusent de cesser de contrôler leur peur d’avoir peur, refusent de cesser de tenir la dragée haute à leurs angoisses.
Je ne désespère pas qu’il me téléphone de nouveau pour m’annoncer qu’il renonce enfin et demande de l’aide. A une consoeur, à un confrère ou à moi même. Ce sera le début d’une nouvelle vie. Je le lui souhaite. Pour l’heure, je suis impuissant.